• " [...] plus la proportion entre les accents portés sur l'" idée " et sur la " forme " approche un état d'équilibre, et plus éloquemment l'œuvre révèlera son " contenu ". Ce " contenu " (au sens où je l'entends, par opposition au sujet traité) peut être décrit, selon les termes de Pierce, comme " that which a work betrays, but does not parade " (" ce qu'une œuvre laisse voir, sans en faire parade "). C'est la mentalité de base d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une conviction religieuse ou philosophique - particularisée inconsciemment par les qualités propres à une personnalité - et condensée en une œuvre unique. Il est clair qu'une telle révélation involontaire sera obscurcie dans la proportion même où l'une des deux composantes, idée ou forme, aura été délibérément accentuée aux dépens de l'autre, ou supprimée à son profit. Il se peut qu'une machine à filer soit la plus impressionnante manifestation d'une idée fonctionnelle, et un tableau " abstrait " la plus expressive manifestation de forme pure ; mais l'un et l'autre ont un minimum de " contenu ". [...] "
Erwin Panofsky, L'œuvre d'art et ses significations, Gallimard.
• " [...] Distancier, c'est démontrer en démontant les rapports des choses montrées ensemble et ajointées selon leurs différences. Il n'y a pas de distanciation sans travail de montage, qui est dialectique du démontage et du remontage, de la décomposition et de la recomposition de toute chose. Mais, du coup, cette connaissance par le montage sera aussi connaissance par l'étrangeté. Brecht l'assume tout en criant haut et fort que l'exercice de la raison critique ne soit pas offusqué mais, au contraire, incité, relancé par un tel " étrangement " des choses. " Dans tout ce qui va suivre, il ne faudra jamais entendre " étrange " (fremd) au sens de bizarre (seltsam). Présenter les processus sur scène comme des phénomènes curieux, véritablement incompréhensibles, n'offre pas le moindre intérêt ; il s'agit au contraire, justement, de les faire comprendre. [...] L'art ne doit présenter les choses ni comme évidentes (trouvant un écho dans nos sentiments), ni comme incompréhensibles, mais comme compréhensibles bine que non encore comprises. " Tout cela pour aboutir à un tableau dialectique qui tâche d'articuler non-savoir et compréhension, particularité et généralité, contradiction et développement historique, discontinuité du saut et " unité des termes contradictoires ". [...] "
Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Éditions de Minuit.
• " [...] Encourageraient-elles une forme de contemplation que l'on peut juger inférieure, les informations historiques ou techniques viendraient au moins combler les attentes des membres des classe moyennes pour qui voir et savoir, comprendre et apprendre se confondent et qui font passer l'intérêt éducatif avant la simple délectation en même temps qu'elles contribueraient à atténuer le déconcertement de ceux qui, s'étant aventurés dans le musée sans y être préparés, verraient dans l'effort pour donner les moyens d'apprendre et de comprendre une reconnaissance implicite du droit de ne pas comprendre et de demander à comprendre. [...] "
Pierre Bourdieu, Alain Darbel, L'amour de l'art, Éditions de Minuit.
• La traversée du musée du Louvre en 9 minutes et quelque, dans le film de J.-L. Godard, Bande à part. Extrait.
• " [...] Mais tout ce qu'on gagne en gestes et en images, on risque de l'attendre longtemps en discours précis et en certitudes fondées. L'état du sujet que suppose la Fibel, état de non-savoir inhérent au geste d'apprendre, pourrait alors être nommé naïveté, à condition de se souvenir que le mot n'a rien à voir avec la stupidité, et qu'il désigne d'abord un état natif.
[...] Revendiquer la naïveté, dès lors, doit s'entendre positivement - généreusement -, et non plus comme un état résultant de quelque privation chez l'individu qui " ne sait pas encore ". La naïveté se situe au point précis du phénomène de surgissement lié au " plaisir d'apprendre ", et dont la réciproque serait, selon Brecht, le " plaisir à instruire ou à poursuivre une recherche [...], de manière à faire une jouissance des sensations, des idées et des impulsions que les plus passionnés, les plus sages et les plus actifs d'entre nous tirent des événements de l'heure ou du siècle ".
[...] La naïveté n'a donc rien à faire avec la simplification idiote de toutes choses. C'est, plutôt, une ouverture particulièrement confiante à la voluptueuse complexité - relations, ramifications, contradictions, contacts - du monde environnant. C'est le geste d'accepter interrogativement une telle complexité. C'est le plaisir de vouloir jouer avec. En ce sens, la naïveté est aussi créatrice qu'elle est réceptrice. Celui qui invente quelque chose, affirme Brecht, devient toujours sensuel : " L'invention rend amoureux ".
[...] Coment la naïveté, la " pensée balourde ", parvient-elle à susciter son contraire, la " pensée dialectique " ? [...] Comment, alors, peut-on dire du regard naïf qu'il serait capable de faire apparaître une causalité à travers la surface mouvante des choses sensibles ? C'est pourtant bien ce qui arrive quelquefois, lorsque la naïveté devient cette capacité phénoménologique de ne pas éviter les évidences.
[...] Le naïf regarde simplement comment bougent les corps, et puis c'est tout.
[...] Il y aurait une certaine façon de regarder les corps pour dire quelque chose d'autre sur la mémoire et le désir qui les anime. Trouve-t-on à l'époque de Brecht, soit dit en passant, meilleur exemple de cette géniale ingénuité ou naïveté opératoire que les mises en scène de son propre corps dansant par Charlie Chaplin ?
Le personnage de Charlot apparaît, en effet, comme une figure paradigmatique de la naïveté. Mais Chaplin nous la montre de telle façon que, du regard ingénu, puisse naître cependant une véritable pensée dialectique. Et, plus encore, que le geste du naïf puisse trouver son sens dans une authentique prise de position, éthique autant que politique. [...] Dans Les Temps Modernes, en 1936 - soit à l'époque du Front populaire et de la guerre d'Espagne -, Charlot apparaît comme un enfant perdu, un orphelin de la société dont le destin semble celui d'un impossible rapport au monde social et au monde du travail en particulier.
Au début, c'est un ouvrier si peu adapté qu'il est incapable de tenir sa place, et même sa classe : il ne parvient donc même pas à s'inscrire comme prolétaire syndicalisable, provoque tous les dysfonctionnements possibles dans la chaîne de l'usine et se retrouve, via l'hôpital psychiatrique et la prison dans la situation du miséreux, du clochard, du lumpenprolétaire, de l'affamé permanent. Il faudrait une étude entière pour décrire exhaustivement les gestes de Charlot dans ce film comme autant de prises de position malgré tout, et d'abord malgré lui, que ce naïf suscite à chacun de ses pas. Je pense, par exemple, à ce moment où il se retrouve avec un chiffon rouge en main, interface innocente et subitement galvanisante, entre la foule des chômeurs qui manifestent - Liberty or Death, lit-on sur les banderoles - et la police qui charge puis l'embarque en tant que communist leader. Quelques séjours en prison plus tard, Charlot se retrouvera encore dans la position de lancer, le plus naïvement du monde, un premier pavé à la tête des gardes mobiles venus réprimer la grève des ouvriers. Tout cela montré - monté - avec ses irrésistibles chorégraphies, sa tendresse enfantine, sa galanterie jusque dans les fourgons de police, sa sensualité, sa passion irrépressible pour les patins à roulettes, en pleine nuit parmi les rayons de jouet d'un grand magasin...
IVRESSE
Faire entrer la figure du naïf dans un gestus politique du désasservissement, n'est-ce pas accepter quelque chose comme un moment d'anarchie en toute " prise de position " qui ne serait pas assumée à l'intérieur d'un projet global, d'une " prise de parti " ? La question que soulèvent les gestes de Charlot dans Les Temps Modernes serait alors à comprendre sous un angle plus dialectique : par quel moyen le naïf devient-il capable de se montrer aussi rusé, aussi habile, aussi politique ? Comment le jeu enfantin peut-il prendre valeur de tactique sociale, voire de petite guérilla menée à chaque instant, en chaque geste ? Comment le plus faible acquiert-il cette souveraineté, et, quelquefois, cette efficacité dans la protestation ? [...] Mais il y a autre chose encore, autre chose qui articule exemplairement la naïveté avec une certaine capacité de décision, la faiblesse avec une certaien capacité de résistance : c'est l'ivresse, ou tout au moins, la façon dont un sujet entreprend de jouer avec le monde, à condition que celui-ci ait été préalablement déréalisé, déplacé dans l'imagination, envisagé sous l'angle d'un jeu de formes locales plutôt que d'un contenu global.[...] "
Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Éditions de Minuit.
• " [...] Le musée, tu ne l'aimes pas en tant que morceau de l'industrie culturelle. Tu ne l'aimes pas en tant qu'entonnoir à public, en tant qu'élément du mécanisme médiatique, en tant que terrain didactique moyen, en tant que podium de la culture à vocation touristique et mondaine, en tant qu'iinstrument d'animation sociale à l'usage des citoyens, qui s'ennuient ou ne savent comment distraire leurs enfants. Tu cherches seulement quelqu'un qui te parlerait d'un objet. Qui ferait exploser l'ordre de la ville et celui de ta vie dans cette ville par le seul fait qu'il te parlerait dun objet. Qui te décrirait le rapport intime engagé par cet objet avec toi, quelles que soient ses provenances historique et géographique. Qui te suggèrerait à quel point il te fabrique à ton insu, dans le vaste flux des objets et des êtres formant le monde.
Tu pousses la porte du musée. Tu progresses de quelques pas. Puis tu pousses la porte d'une salle qui est à l'intérieur du musée. Quelqu'un s'y trouve. C'est un employé du musée. Il contemple quelque chose, un élément de la collection constituée dans ce lieu, que sais-je (...). Il se tait. Il essaie d'accoler tout ce qu'il pressent de l'objet placé sous ses yeux à tout ce qu'il pressent de lui-même vaille que vaille construit depuis son enfance. Il approche, grâce au truchement de cet objet, l'irrémédiable inouï de sa personne, de sa vie, de la mienne et de la vôtre. [...] "
Christophe Gallaz, " Ce que l'œil voit, ce que le cœur espère ", catalogue Helvetia Park, Musée d'ethnographie de Neuchâtel, 2010
• " [...] Et ici je ne craindrai pas de rappeler, à quelle profondeur, près d'un siècle durant, même arrachés de leur monde, certains objets sauvages réussirent à s'imposer au milieu du nôtre comme les impressionnants témoins d'une forêt mentale dont tout était fait pour nous détourner. À travers eux, parvenaient, à qui cherchait à les entendre, les échos de courses, de frôlements, d'affrontements rendant notre nuit plus vive et plus immense. Mais c'était compter sans les progrès d'une trivialité culturelle dont les entreprises de détournement systématique sont, en deux ou trois décennies, parvenus à délester ces objets de leur charge originelle, non sans leur faire gagner une valeur marchande considérable.
[...] C'est pourquoi il serait vain de s'attarder à la collusion du consumérisme culturel et d'un colonialisme récurrent qui auraient compté dans l'élaboration du musée des Arts premiers. Car derrière le débat spécieux entre approche esthétique et approche scientifique de ces arts faussement dits premiers - cette appellation ne les prive-t-elle pas implicitement de toute évolution comme de toute histoire pour les rendre plus aptes à la consommation esthétique qu'en font désormais les sociétés occidentales ? - se dissimule l'immense faillite intellectuelle et sensible liée à l'incapacité grandissante de concevoir ce qui les fait naître.
Pour ne surtout pas suivre les conseils d'Isidore Ducasse, " en rétrogradant jusque chez les Sauvages, afin qu'ils [nous] donnent des leçons ", voilà, en effet, plus d'un demi-siècle que les uns prétendent s'en tenir au cadastre de la théorie, argaunt du manque, de l'absence ou de l'impossible, et que les autres se crurent armés de la plus fictive lucidité pour récuser en bloc ce qui ne participe pas directement de la rationalité révolutionnaire.
Penadant tout ce temps, se laisser émouvoir par ce qui était tenu pour primitif aura été pris pour une genre de faiblesse. L'intérêt que pouvaient y porter quelques artistes, encore justifiable d'un point de vue esthétique, n'autorisait en rien qu'on en tînt compte véritablement. Le sérieux de la réflexion en aurait pâti.
Quant à prétendre découvrir dans certains de ces objets de quoi enrichir la critique d'un monde soucieux d'effacer tout lien avec ce que nous ne sommes pas, cela relevait presque de l'inconvenance intellectuelle. Même si ce qui nous parvenait à travers la splendeur dispersée de ces univers en perdition pouvait encore nous rappeler, au-delà de toute esthétique, ces échanges invisibles dont nous vivons, tout en ignorant quelle force nous aurions à le savoir.
[...] Cela n'aura duré que deux ou trois décennies. Pour en finir avec ces mondes, où le castor, le phoque ou le coyote aussi bien que le serpent, l'éclair ou l'eau... font que tout prenne sens, rien n'aura été plus efficace que l'actuelle approche esthétique. Sa force de neutralisation, autrement plus redoutable que celle de l'approche scientifique, sera venue s'ajouter à celle-ci pour bien sûr faire écran à la percpetion des forces primordiales dont témoignent ces objets. Mais plus encore pour, du même coup, réduire à un jeu de signes, quitte à en exalter la subtilité, l'immémorial impératif de représenter qui, jusqu'à aujourd'hui, reste notre seul moyen d'affronter ce qui vient des ténébres.
Voilà ce dont, pour continuer de propager sa positivité fictive, notre temps est obligé d'avoir raison. Car, en tant que telle, cette nécessité de figurer interroge gravement nos sociétés, engorgées par le flux d'images insignifiantes qu'elles ne peuvent plus s'arrêter de produire. N'en aurions-nous gardé le souvenir, il nous serait encore possible de discerner ce que nous n'en finissons plus de perdre avec ce grand désensauvagement, sans lequel la mondialisation aurait triomphé moins facilement. [...] "
Annie Lebrun, "Si rien avait une forme, ce serait cela", Gallimard, 2010
• " L'homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit, une richesse de représentations, d'images infiniment multiples dont aucune précisément ne lui vient à l'esprit ou qui ne sont pas en tant que présentes. C'est la nuit, l'intérieur de la nature qui existe ici - pur soi - dans les représentations fantasmagoriques ; c'est la nuit tout autour ; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là, une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C'est cette nuit qu'on découvre lorsqu'on regarde un homme dans les yeux - on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable, c'est la nuit du monde qui s'avance ici à la rencontre de chacun. "
Hegel, La Philosophie de l'esprit de la " Realphilosophie ", 1805, PUF 2002.
Trouvé cette citation dans le livre d'Annie Lebrun mentionné supra
• " Les musées sont des maisons qui abritent seulement des pensées."
Marcel Proust, 189
• " Substituer le musée au cimetière était une évidence."
Patrice Chéreau, Libération, 25 octobre 2010
Voir, à ce sujet : https://descriptions.fr/descriptions/martine
• " Lorsque fut arrêtée la date du 10 août 1793 pour l'ouverture du Muséum, on décida de procéder le même jour à la destruction des tombeaux de l'abbatiale de Saint-Denis."
Roland Recht, Penser le patrimoine, Hazan 2008
• " Si je dis que l'œuvre d'art visuel est indissociable du langage, cela signifie qu'aussitôt que nous la voyons, nous formulons quelque chose à son propos. Des mots intérieurs, comme on dit, murmurés à nous-mêmes, mais des mots qui surgissent au contact des formes, des couleurs, des thèmes ; même ce que nous nommons de ce terme un peu mystique de " contemplation " ne se fait pas sans le langage. Nous contemplons quelque chose qui aussitôt se formule en nous, qui se recouvre de mots. Le langage vient articuler l'organisation des formes. Notre regard sur les œuvres d'art n'est pas un œil, une optique qui transmettrait instantanément à notre cerveau des émotions qui seraient elles-mêmes de pures ondes traversant notre organisme : ce que l'œil perçoit " tout simplement " n'existe pas - nous le nommons aussitôt."
Roland Recht, L'art peut-il se passer de commentaire(s) ?, éditions Mac Val 2006
• " Le mot exposer ressemble à épouser. "
Marcel Duchamp, 1921
• " J'aime les musées... Comme les jardins publics et les piscines, ce sont des endroits où l'on peut demeurer solitaires parmi les autres. Ce sont des lieux sans réalité, des lieux hors du monde, protégés, où tout est fait pour être joli et sans vie."
Christian Boltanski, 1984
• " Exposition. Sujet de délire du XIXe siècle. "
Dictionnaire des idées reçues, ou Catalogue des idées chic, Gustave Flaubert, 1881
• " Deux momies, vestiges de l’antique civilisation des pharaons, ont été volées samedi au Musée égyptien du Caire. Ce grand bâtiment de couleur ocre, inauguré en 1902 et situé sur la place Tahrir, rassemble la plus importante collection au monde d’antiquités égyptiennes. Plus de 160 000 objets y sont exposés, parmi lesquels le trésor de Toutankhamon. Quelque 60 000 pièces sont aussi entreprosées dans ses caves, combles et débarras… Selon Zahi Hawass, directeur des antiquités égyptiennes, les voleurs ont profité de l’incendie du siège du Parti national démocrate (PND), un bâtiment voisin, pour casser une vitre, s’introduire dans le musée et voler deux momies qui y étaient entreposées. C’était compter sans la vigilance des manifestants, qui ont formé une chaîne humaine autour du musée, pour protéger l’inestimable patrimoine national des pillages. Les voleurs ont été arrêtés par ces civils, avec l’aide des forces de sécurité. Les momies ont ensuite été rendues, mais en très mauvais état. Seules leurs têtes sont sorties intactes de la révolution en cours au Caire."
Sabine Cessou, Libération, 31 janvier 2011
• " L'homme moderne cherche une pierre pré-historique où poser la tête - cette masse de souvenirs, de vent, de papier, de musées, de ruines et de bouteilles de Ricard et de cuisses n'est pas faite pour lui [...]. Si Paris montrait ses ruines tout à fait, avouait qu'il n'y a plus rien devant s'il y a tant de machins derrière, il y aurait bien de la lumière sur l'homme moderne. "
Christian Dotremont, La pierre et l'oreiller, Gallimard, 1955
• " Quand il ne faisait pas trop chaud, elle poussait, à vélo, jusqu'au quartier des musées... bouffées d'air chaud, bouffées de l'air chaud coulissant sur ses bras nus, et les petites piqûres des arroseuses, elle s'amusait à passer dessous... l'odeur poignante de l'herbe... si verte... Devant les Rothko, le temps, au lieu de couler, s'étalait comme un lac, gonflait. Il suffisait de rester, en confiance avec les Rothko, et on était vraiment au centre du monde ; on oubliait qu'on était à Houston, dans la province de la planète. De temps en temps passait une voiture, un chuintement discret... Il fallait venir jusque-là, entre les pelouses étalées, les avenues vides, les villas de bois blanc, jusqu'au musée... Dans le bruit d'élytres des arroseuses, le ronron de la climatisation... les baies vitrées immenses... les ondulations de la chaleur à ras de bitume, à ras de gazon... le Sud impeccable et vide où dormaient les Rothko, où pulsaient les Rothko dans leur sommeil. "
Marie Darrieussecq, White, P.O.L., 2003
• " Des frissons. Ils me prenaient quand je voulais me rendre dans un lieu fermé, au cinéma par exemple ou dans un musée. Après avoir maîtrisé pendant deux ans mon désir de sortir, les premières occasions d'entrer dans des endroits fermés me donnaient la chair de poule. "
Erri De Luca, Acide, Arc-en-ciel, Gallimard, 2011
• " Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit qui les isola d'elle. On " présente " un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la m^me époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels d'aujourd"hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques et au milieu duquel le chef-d'œuvre qu'on regarde tout en dînant ne nous donne pas la m^me enivrante joie qu'on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux, par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l'artiste s'est abstrait pour créer. "
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu,
• " [...] Cette expérience, il la décline après un cours précis et brillant sur une dizaine de tableaux de la Grande Galerie du Louvre : " Je suis allé au Louvre en me disant, je vais traverser la salle le plus vite possible en regardant mes pieds. Au bout de 30 mètres, je me suis arrêté et j'ai levé la tête, j'ai reconnu un tableau qu'on avait étudié, je l'ai trouvé magnifique. J'ai recommencé l'expérience, mais les deux tableaux suivants, je les ai trouvés moches ; on ne me les avait pas expliqués. Moralité : on n'aime que ce qu'on connaît. "
Ensuite, la vie d'artiste de Corpet a été assez agitée. Il expose beaucoup, vend très peu, s'isole volontiers. [...] "
Philippe Lançon, " A rebrousse-toiles ", Libération, 21 juillet 2012
http://www.liberation.fr/culture/2012/07/20/a-rebrousse-toiles_834616
• " [...] Tout se passe, se disaient-ils à chacune de leurs virées cadeaux, errant parmi les magnifiques façades 18e et les boutiques cossues où ils n'achetaient rien, tout se passe comme si, au lieu de vivre dans le monde réel, nous vivions dans le musée de l'Homme. Tout est là devant nous, mobilier, vêtements, fourchettes, outils, pièces de monnaie, mais ces objets demeurent lointains et inaccessibles derrière leur vitre, nous ne pouvons en faire usage, et si nous le faisions ils tomberaient en miettes. L'heure est venue de la frustration. Le réel muséifié n'est plus disponible, le réel est un pauvre fromage sous cloche. Et si le monde est le musée de l'Homme, se disaient-ils, quel rôle avons-nous dans ce musée ? Eh bien le pire, c'est que, dans ce musée, nous sommes relégués au plus bas niveau de l'échelon, à la fonction de visiteur. Si encore nous étions directeur du musée de l'Homme, ou responsable des relations publiques, ou même guides conférenciers, passe encore, ça pourrait être drôle. Mais visiteur, quand m^me, c'est rude, visiteur est le rôle le moins gratifiant de l'organsiation muséale. Le visteur est censé s'intéresser à des trucs sans les toucher, il se penche gentiment pour lire les cartels, reste toujours bien poli, alors qu'il a constamment un gardien sur le dos vérifiant qu'il ne touche à rien."
Emmanuelle Pireyre, Féérie générale, Editions de l'Olivier, 2012
• " [...] La première, archéologie (deux ou trois scarabées égyptiens, un vase grec, un fragment de tissu copte, une poignée de monnaies romaines, et surtout quelques monuments funéraires grossiers trouvés dans le sol de Bleston, datant du deuxième ou du troisième siècle, dont les inscriptions se rapportent presque toutes à des enfants), où dormait le gardien, le seul être vivant que j'aie rencontré dans tout le bâtiment, ce jour-là,
la deuxième, robes et meubles du dix-septième siècle,
les cinq suivantes où sont tendues les dix-huit tapisseries (en outre, quelques vitrines, avec de l'argenterie et de la porcelaine [...] "
Michel Butor, L'Emploi du temps, Les Editions de Minuit, 1956
• " [...] Elle, parce qu'elle n'avait pas pu s'offrir ces choses, moi, parce qu'en les faisant faire, je cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme ces étudiants connaissant tout d'avance des tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui la promenade dans un musée n'étant précédée d'aucun désir donne seulement une sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui. [...] "
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu / La Prisonnière, 1923
• " [...] Après bien des places indiquées à peine, bien des rues seulement tracées et où l'on donne des terrains gratuits, comme dans les déserts de l'Amérique, à ceux qui veulent y bâtir, on arrive à la Glyptothèque, c'est-à-dire au musée des statues ; on est tellement Grec à Munich que l'on doit être bien Bavarois à Athènes ; c'est du moins ce dont se sont plaints les Grecs véritables. Le bâtiment est tellement antique dans ses proportions, que les marches qui conduisent à l'entrée ne pourraient être escaladées que par des Titans : un petit escalier dans un coin répare cet inconvénient, que je me garderai bien d'appeler un vice de construction. A l'intérieur, les salles sont vastes et pratiquées dans toute la hauteur du monument. Elles sont enduites partout de cette teinture de rouge foncé que les livrets continuent à garantir vrai rouge antique. Les ornements qui s'en détachent sont toujours de ce style Pompéia sur lequel nous avons été blasés par nos cafés, nos passages, et par les décorations du Gymnase. [...] "
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, 1851
• " [...] Une exposition à Tokyo oui ce serait sûrement bien mais quel travail de préparer les expositions ! quel tracas ! Une exposition il faut que ce soit très bien fait, avec beaucoup de soin et d'attention, et alors que de peines cela donne ! C'est tellement plus tentant d'aller se promener dans la campagne, sans souci ! [...] "
Jean Dubuffet (lettre à Yoshiaki Tono, 27 septembre 1964), Prospectus et tous écrits suivants, tome II, Gallimard, 1967
• " [...] Semblable au naturaliste Cuvier, qui d'un simple ossement fossile savait déduire une organisation animale complète, le marquis de Sade, à partir des phénomènes rudimentaires de son algolagnie effective (auxquels il faut cependant ajouter les actes dont il a pu être témoin), a édifié, sans le secours d'aucun précurseur et en atteignant du premier coup à la perfection, un musée gigantesque de la perversion sado-masochiste, entreprise qui, pour se trouver revêtue de tous les prestiges de la poésie et de l'éloquence, ne s'en présente pas moins sous le jour de la discipline scientifique la plus consciente et la plus efficace. [...] "
Gilbert Lely, Vie du marquis de Sade, Mercure de France, 1989
• " [...] A d'autres époques je montais tout en haut de la maison à un placard dénommé mon musée. J'y tenais grand nombre de boîtes et de fioles avec des substances très diveres provenant des déchargements de navires : bois de santal et de corozo, minerais, racines de manioc, noix exotiques diverses. Plus tard mon intérêt se porta sur les coléoptères, en d'autres temps, sur les fossiles, sur les minéraux. [...] "
Jean Dubuffet, Biographie au pas de course, Gallimard, 2001
• " [...] Je t'embrasse bien affectueusement.
Bernard
PS Aix est magnifique. Plein de musées et de fontaines. "
Bernard-Marie Koltès, Lettres, Editions de minuit, 2009
• " [...] Firmin Quintrat (1902-1958). Ce dernier prit, en 1929, à l'âge de vingt-sept ans, la décision de dépenser les années qu'il lui serait encore donné de vivre à regarder le plus grand nombre possible de ses contemporains. Il parcourut le monde, les continents et, sans souci d'exhaustivité, sans fantasmer un regard total sur sa planète, il visita les villages, traversa les faubourgs, s'arrêta aux carrefours des grandes villes et consacra quelques secondes à tous les visages qui se présentaient à lui. Il ne tint pas le compte de ses rencontres, pas plus qu'il ne confia ses émotions à un journal. Ses yeux furent ses seuls acolytes. Il n'ignora pas qu'on pût rire de son projet, lequel, effectivement, prêtait le flanc à des interprétations risibles : croisade humaniste, arpentage du monde par amour du genre humain, hymne de miséricorde psalmodié à l'échelle d'une existence. Non, Firmin Quintrat ne fut pas un ange de charité et de partage, sa bonne parole n'eut jamais de sujet. Il n'a toujours envisagé ce qu'il appelait sa " collection de contemporains " que comme un défi logique, une opération algébrique, une œuvre aussi. " Mon œuvre, écrivit-il à son frère, puisque je suis artiste, ce ne seront pas des aquarelles, des eaux-fortes, des bronzes, des poèmes, ce seront mes yeux, qu'il vous faudra exposer sous un globe de verre, les yeux de l'homme qui aura vu le plus d'hommes dans sa vie. L'humanité se sera imprimée sur leurs rétines. Ces yeux, il ne faudra plus les envisager comme des outils, ils seront devenus des sommes, des archives, une collection unique. [...] "
Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres I would prefer not to, Verticales, 2009
• " [...] L'exposition* est d'un ennui et d'une inutilité extrêmes. D'un mauvais goût impossible à imaginer. [...]
* Il s'agit de l'exposition internationale des Arts décoratifs. [...] "
Vladimir Maiakovsky, Lettres à Lili Brik (1917-1930) / lettre du 2 juin 1925, Gallimard, 1969
• " [...] Cette passion l'amène à visiter les Archives de la parole, à la Sorbonne, où " le vieillard qui s'en occupe " lui fait entendre " des âneries ", dit-il. Ce laboratoire d'enregistrement et de collecte a été créé en 1911 par le linguiste Ferdinand Brunot, en collaboration avec l'industriel E. Pathé. Si celle de Guillaume Apollinaire est conservée, Desnos regrette certaines voix éteintes : celles de Hugo, Nerval, Baudelaire, Sade, Marat, Lautréamont, Bataille, Rimbaud, Mme Dorval - et demande que l'on édite les contemporaines, révélatrices et émouvantes. En 1928, une partie de son vœu sera réalisée quand le Musée de la Parole et du Geste est fondé pour réactualiser la tâche des Archives de la Sorbonne*. Robert s'intéresse aussi aux bruits de la ville, de jour comme de nuit : chanteurs des rues, mélodies qui s'échappent des fenêtres au gré de ses promenades, timbres avinés des clochards qui font résonner Le temps des cerises dans une ruelle, bruits typiques de son enfance - le trot sonore d'un cheval sur le pavé de pierre et mat sur le pavé de bois -, paroles d'amour... [...]
* La Phonothèque nationale, récupérant les archives de la Sorbonne et du Musée, sera créée en 1938. De même qu'elle instituera le dépôt légal des phonogrammes. "
Anne Egger, Robert Desnos, Fayard, 2007
• " [...] Exposer toutes les œuvres d'une collection : cette démarche exhaustive est en contradiction avec la manière dont sont généralement conçues les expositions (à la maison rouge comme ailleurs), où tout l'enjeu pour les commissaires est de bien choisir : le sujet de l'exposition, les artistes qui y participent, les œuvres qui la composent, celles qui sont mises en valeur... et surtout la manière dont les œuvres sont associées entre elles sur les murs pour former un récit. Dans les cas des collections particulières, la sélection est ce qui dessine le portrait du collectionneur et construit sa mythologie (la première œuvre achetée, les artistes découverts très tôt, les mouvements soutenus, etc). Ici, pas de filtre. Pour pousser la logique de la neutralité jusqu'à ses limites, Antoine de Galabert a confié l'accrochage à une "machine" : un logiciel renseigné seulement par une formule de calcul dite "Méthode Monte-Carlo" qui, selon Wikipedia "vise à calculer une valeur numérique en utilisant des procédés aléatoires, c'est-à-dire des techniques probabilistes. Le nom [...] fait allusion aux jeux de hasard pratiqués à Monte-Carlo." Ce "commissaire" est donc aveugle, c'est-à-dire indifférent à tout autre aspect de l'œuvre que les dimensions du cadre, puisque la mission qui lui est confiée consiste à proposer la répartition optimale des "éléments" pour qu'ils entrent tous dans la surface d'accrochage occupable. [...] "
Petit journal de l'exposition Le mur, la maison rouge, 2014
• " [...] J'essayais maintenant de tirer de ma mémoire d'autres "instantanés", notamment des instantanés qu'elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu autrefois, qu'hier ce que j'observais d'un œil minutieux et morne, au moment même. [...] "
Marcel Proust, Le Temps retrouvé.
• " [...] De retour chez lui, au premier étage, où sa chambre jouxte un bureau clair et vivant où je me sens bien. Alors, ce tableau ?
- C'est un Derain. Enfin une copie, mais très bien faite. Le type qui faisait ça était assez habile. J'aime bien les bonnes copies. Si les institutions faisaient correctement leur travail on décrèterait un nombre strict de musées et on dirait : stop, plus de musées ! Mais chaque musée devrait faire circuler les toiles, les œuvres. On laisserait un Cézanne chez quelqu'un, dans un café, dans un village. Les gens verraient les peintures dans leur environnement à eux, chez eux. On protègerait, on accompagnerait tout ça. On pourrait filmer la vie d'un tableau pendant une semaine dans tel ou tel endroit. Ca ferait de l'emploi. Il y a plein de petites choses simples qu'on ne fait pas. Parce qu'il y a toujours de grands prêtres du temple qui vous disent que c'est impossible...[...] "
Olivier Séguret, Godard vif, G3J éditeur, 2015
• Francofonia, le Louvre sous l'occupation, d'Alexandre Sokourov, 2015. La bande annonce du film est à l'url suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=GO3LlDUZUDM
• " Et si c'est dans les villes que la pensée se procura les conditions climatiques nécessaires à sa végétation, où elle a pu grandir et fructifier ; dans la serre chaude du resserrement humain à l'abri des murs protecteurs, dans la relative licence de ces rues nombreuses en allées et venues ; dans une certaine chaleur née du frottement d'esprits dégrevés de la nécessité de subsistance au jour le jour, et tout le brouhaha social, les trafics du commerce et ses voyageurs, les fabrications ingénieuses, émulation de perfectionnements et d'inventions, qui faisaient une enclave de temps humain durable au sein de la nature indécourageable à effacer nos travaux, où la réflexion se sentait comme chez elle avec ses bibliothèques, ses monuments en belles perspectives, ses promenades, cafés à conciliabules, cours silencieuses, et les librairies, les muséums, les kiosques à journaux, les destinations de chemin de fer...
Mais dans les villes de maintenant immenses de populations s'empilant de plus en plus haut et à coloniser le sous-sol pour la circulation et les conduites d'alimentation ; où sortir de chez soi c'est entrer dans le champ de vision des caméras de la collectivité, la raison aussitôt submergée de signalétiques autoritaires, de bruits pénibles, de surgissement d'images, de dangers brusques actionnant les hormones du stress ; à figurer soi-m^me dans l'incessante presse de cette multitude dont on ne peut pas sortir, qui excède l'entendement et l'offusque, l'abasourdit ; où l'on ne se sauve de ce vacarme que pour la musique ubiquiste des hauts-parleurs se mêlant aux pensées, les troublant, bientôt les faisant taire ; et par-dessus tout cela, inaudible, le cliquetis continuel de millions de touches de claviers, le transfert en radio-fréquences de millions de messages et communications à tout instant dans l'air qu'on respire. "
Baudoin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, éditions fario, 2015
• " Je préfère payer les vingt shillings pour une carte d'entrée, voilà ce qu'a dit un jour Reger, et ne pas devoir subir ces horribles groupes de visiteurs. Devoir subir les visiteurs de musée en groupes est un châtiment de Dieu, je ne connais rien de plus épouvantable, voilà ce qu'a dit un jour Reger. C'était sûrement pour lui, même s'il se l'était pour ainsi ainsi dire attiré, un châtiment de Dieu, qu'il eût pris rendez-vous avec moi justement ce samedi au Musée d'art ancien, ai-je pensé, et je me suis demandé, dans quel but ? et n'ai jamais pu me donner de réponse."
Thomas Bernhard, Maîtres anciens, éditions Gallimard, 1988
• " [...] Mercredi dernier, mercredi des cendres, le musée était fermé. (d’abord tout est fermé à Naples.) C’est fermé à cause du Carême, à cause du dimanche, parce que la reine est malade, parce qu’elle n’est pas malade, parce que le prince de Salerne se meurt ; bientôt ce sera parce qu’il est mort (car le bonhomme, dit-on, crève en ce moment). Nous avons été à Baïa, nous avons vu le lac Lucrin, l’Averne, les étuves de Néron, etc., et la place des villas où tous ces vieux menèrent leur crâne vie. Quels hommes ! Nous avons bu du falerne dans un cabaret, en vue de la mer, sous une treille desséchée, à côté du temple de Vénus, dans lequel il y avait une barque à sec.
Depuis que nous sommes ici il a fait assez laid (relativement, bien entendu), si ce n’est le jour où nous avons été à Baïa. Aujourd’hui pourtant il fait beau soleil. Les femmes sortent nu-tête en voiture, avec des fleurs dans les cheveux, et elles ont toutes l’air très garces. Il n’y a pas que l’air. À la Chiaia les marchandes de violettes vous mettent presque de force leurs bouquets à la boutonnière. Il faut les rudoyer pour qu’elles vous laissent tranquille. Du reste, belle abondance de monacaille et de curés ; un carillon de cloches aux quatre cents églises de la ville et des mendiants à tous les pavés.
Que le voyageur est un être sot ! J’étudie tous ceux qui viennent au musée. Sur cinq cents il n’y en a pas un que cela amuse, certainement. Ils y viennent parce que les autres y viennent. Le lorgnon sur l’œil, on fait le tour des galeries au petit trot ; après quoi on ferme le catalogue et tout est dit. [...] "
Gustave Flaubert, correspondance du 9 mars 1851
• Deux émissions de France Culture sur Georges-Henri Rivière. Ce sont des rediffusions de "Profils perdus" de 1990.
http://www.franceculture.fr/emissions/la-nuit-revee-de/profils-perdus-georges-henri-riviere-12
• " [...] L'école-bordel est donc un musée.
Depuis longtemps, pour Baudelaire, les galeries, au sens de galeries de peintures, en particulier le Musée du Louvre, étaient des lieux de rendez-vous, comme en témoigne cette lettre à sa mère du 16 décembre 1847 :
" Je voulais te prier d'être aujourd'hui au Louvre, au Musée, dans le grand Salon carré, à l'heure que tu m'indiqueras, mais le plus tôt que tu pourras. Le Musée n'est d'ailleurs ouvert qu'à onze heures. C'est l'endroit de Paris où l'on peut le mieux causer : c'est chauffé, on peut y attendre sans s'ennuyer, et d'ailleurs c'est le lieu de rendez-vous le plus convenable pour une femme. " C'est une fille elle-même qui découvre à Baudelaire dans le Louvre une sorte de super-bordel comme nous l'apprend cette note pour Mon cœur mis à nu :
" Tous les imbéciles de la bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : immoral, immoralité, moralité dans l'art et autres bêtises, me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m'accompagnant une fois au Louvre, où elle n'était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences." [...] "
Michel Butor, Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, Gallimard, 1961
• " [...] La réflexion me vient que ce genre de dessins est bien peu fait pour donner des idées d'amour. Une autre réflexion est celle-ci : il n'y a vraiment dans le monde qu'un seul journal, et c'est Le Siècle, qui puisse être assez bête pour ouvrir une maison de prostitution, et pour y mettre en temps une espèce de musée médical. En effet, me dis-je soudainement, c'est Le Siècle qui a fait les fonds de cette spéculation de bordel, et le musée médical s'explique par sa manie de progrès, de science, de diffusion des lumières. [...] "
Charles Baudelaire, lettre à Charles Asselineau, 13 mars 1856
• " Pour ceux qui le veulent, ou en ont besoin, une bonne exposition est une leçon de regard. Et pour ceux qui n'ont besoin de rien, ceux qui sont déjà riches en eux-mêmes, c'est un moment d'excitation et de plaisir visuel. Il devrait être possible d'entendre des grognements, des soupirs, des cris, des rires et des jurons dans la salle d'un musée, précisément là où ils sont habituellement étouffés. Ainsi, dans les expositions classiques, certaines des qualités des images peuvent également être étouffées, ou totalement perdues.
J'aimerais m'adresser aux yeux de ceux qui sont capables d'apprécier pleinement la valeur des choses, sans être sujets aux inhibitions liées à la bienséance publique. Je veux dire ici, qu'avec un peu de chance, le vrai sentiment religieux peut parfois même être éprouvé dans une église et qu'il est possible de voir de l'art ou de le sentir sur la cimaise d'un musée.
Ceux d'entre nous qui vivent grâce à leurs yeux - les peintres, les designers, les photographes, ceux qui regardent les filles - seront tout aussi amusés que consternés par cette semi-vérité : " Nous sommes ce que nous voyons " ; et par son corollaire : nos œuvres complètes sont, pour une bonne part, des confessions autobiographiques, impudiques et joviales, mais dissimulées par l'embarras de ce qui ne peut être dit. Pour ceux qui comprennent ce langage, il s'agit bien de cela. Nous ne savons simplement jamais qui constitue notre public. Quand celui-qui-voit se présente pour examiner notre œuvre et qu'il comprend nos métaphores, nous sommes tout simplement pris en flagrant délit. Faudrait-il s'en excuser ? "
Walker Evans, Boston Sunday Globe, 1er août 1971
• " [...] et il ne serait plus question de tapis de verdure ni de temple de l'art, rien que la verdure et l'art qu'on exposerait sous un arbre au lieu de l'enfermer à double tour, comme on en a pris la détestable habitude, dans un coffre-fort aux parois transparentes, on exposerait sur l'herbe, pour les gens seulement avec qui nous pourrions rêver d'un art nouveau, installés en notre jardin ; les gens importent plus que l'art, la plus détestable des personnes plus que tout l'art des musées, l'essentiel reste l'art en action des gens, celui dont nous rêvons - les œuvres vivantes, les vies secourues. [...] "
Loïc Merle, La Vie aveugle, Actes sud, 2017
• Un film de Denis Darzacq - LA VISITE - tourné au Musée du Louvre.
Mot de passe : SaNoSi
• " [...] L'étude a également permis à l'APUR de finaliser la cartographie des îlots de fraîcheur dans la capitale. Elle sera accessible aux Parisiens dans les prochains jours, et une application numérique pour identifier ces îlots et des "parcours de fraîcheur " devrait être disponible l'été prochain. La cartographie, qui recense près de 700 "points frais" (550 espaces végétalisés, 36 lieux de baignade, 49 musées...) fait notamment apparaître les zones qui ont le plus fort pouvoir " rafraîchissant" (entre 2° et 4° la nuit). Il s'agit des bois de Boulogne et de Vincennes, des grands linéaires ouverts vers le ciel (larges avenues, boulevard des Maréchaux) et des faisceaux ferroviaires des gares. [...]"
Le Monde, Stéphane Mandard, 18 juillet 2017
• " [...] Mais j'étais ému par Sommer. Tant qu'il en fut encore capable, nous sommes allés nous asseoir dans les églises et les musées. C'étaient les asiles traditionnels des réfugiés, la police n'y pénétrait jamais. Le Louvre, le Musée des Arts décoratifs, le Jeu de Paume et Notre-Dame devinrent une patrie internationale. C'était la sécurité, le réconfort et l'éducation en même temps. Les églises aussi ; mais pas tellement pour la justice divine. Celle-ci nous inspirait de sérieux doutes ; en revanche, pour l'art.
Ces après-midi d'été dans les musées si clairs, avec les tableaux des impressionnistes ! La paix d'une oasis dans la tempête de l'inhumanité. Nous restions assis face aux tableaux silencieux, Sommer mourant à mes côtés, et nous restions sans parler, et les tableaux étaient des fenêtres ouvertes sur l'infini. Ils étaient ce que les hommes avaient créé de mieux, à une époque du pire dont les hommes étaient capables. "Ou encore j'aurais pu, dans un camp d'extermination, être brûlé vivant au pays de Goethe et de Hölderlin", dit Sommer lentement et l'air heureux. [...]"
Erich Maria Remarque, Cette terre promise, Stock, 2017
• " [...] Profitant de mes forces acquises, je traverse la cour d'honneur, sous la protection de Richelieu, Bayard, Colbert et des autres statues de pierre dont la présence discrète en ce désert m'encourage, et je gagne l'entrée du Musée. Devant la porte, un groupe attend l'ouverture du sanctuaire et je prends ma place dans la foule. A peine suis-je enrôlé dans cette bande, où le hasard me transforme en numéro, que mon Moi se redresse, sous la crainte menaçante de se voir effacé par le nombre ou le contact avec les autres. Ceux qui me suivent me détestent et je ressens leur haine, et moi j'exècre ceux qui me précèdent et me frôlent de leurs habits qui infectent le concurrent favorisé.
Je brise la file et m'enfuis du côté du parc. [...]"
August Strindberg, Sensations détraquées, les éditions du Chemin de fer, 2016
• " [...] Il a agité son doigt... Ah vous allez voir ça... Quelle exposition, hein? Ah, vous c'est la première fois? Vous verrez. Tout est de premier ordre. C'est admirable. Etonnant. Mais surtout, je vous recommande... dans la petite salle du fond... une toute petite toile... en bas à gauche... Ca, c'était sa petite découverte à lui, sa distinction... Une tête de chien. Vous verrez. Je ne vous dis que ça... [...]"
Nathalie Sarraute, Les Fruits d'Or, Gallimard, 1963
• " [...] Ils m'aspirent... sauvez-moi, protégez-moi, répétez encore ça : Digne de figurer dans un musée. Oui. Parfaitement. Dans un musée... Vite... la prendre, l'envelopper, l'emporter, la mettre à l'abri. Bien gardée. Protégée. Derrière une vitrine. Aux parois incassables. Parmi d'autres - aussi bien défendues. Posée là pour toujours. Que les regards de dévots innombrables la patinent. Que garantissent sa survie les soins de générations de conservateurs. Et qu'eux là-haut, sortis de leur repaire, conduits en groupes intimidés sous les yeux des gardiens. Qu'eux matés. Qui ose broncher ? Qu'eux silencieux, glissant avec précaution sur les parquets cirés, s'arrêtant sur un signe, un ordre bref du guide, écoutent respectueusement les commentaires consacrés. [...]"
Nathalie Sarraute, Vous les entendez ?, Gallimard, 1972
• " [...] Au demeurant, poursuivit Austerlitz, presque toutes les pièces d'Andromeda Lodge contenaient un cabinet d'histoire naturelle, des classeurs à multiples tiroirs, certains vitrés, renfermant, alignés par centaines, les œufs presque sphériques des perroquets, des collections de coquillages, de minéraux, de coléoptères et de papillons, des orvets, couleuvres et lézards conservés dans le formol, des coquilles d'escargot et des étoiles de mer, des crabes et des crevettes et de grands herbiers où avaient été pressées des tiges de graminées, les feuilles et les fleurs d'arbres les plus divers. Adela lui avait un jour raconté, dit Austerlitz, que la transformation d'Andromeda Lodge en une sorte de muséum d'histoire naturelle avait débuté lorsque l'homme aux perroquets, ancêtre de Gerald, avait fait en 1869 la connaissance de Darwin, qui avait loué une maison non loin de Dolgellau et travaillait à son étude sur les origines de l'homme. [...] "
W.G. Sebald, Austerlitz, Actes Sud, 2002
• " [...] j'ai finalement poursuivi mon chemin, arpentant quelques rues avant de tomber par hasard, à l'angle nord-est de la place, sur le musée du ghetto, dont l'existence m'avait jusqu'ici échappé. Je grimpai les marches et pénétrai dans le vestibule où, derrière une dame d'âge incertain, vêtue d'un chemisier lilas, à l'indéfrisable datant d'une autre ère. Elle mit de côté son crochet et me tendit, en se penchant un peu, un billet d'entrée. Comme je lui demandai si j'étais aujourd'hui le seul visiteur, elle me répondit que le musée n'était ouvert que depuis peu et que pour cette raison rares étaient ceux qui venaient d'ailleurs, en particulier en cette saison et vu le temps qu'il faisait. Et de toute façon, les gens de Theresienstadt ne viennent pas ici, ajouta-t-elle, avant de reprendre le mouchoir blanc qu'elle était en train d'ourler de boucles rappelant de très loin des pétales de fleur. Aussi ai-je parcouru en solitaire les salles de l'exposition, celles de la mezzanine et de l'étage, m'arrêtant devant les panneaux descriptifs, lisant tantôt mot à mot les légendes, tantôt les survolant à la hâte ; je suis resté abasourdi devant les reproductions photographiques, n'en croyant pas mes yeux, obligé de me détourner à maintes reprises et de plonger mon regard dans le jardin sur l'arrière, confronté pour la première fois à une présentation de l'histoire de cette persécution que mon système de déni m'avait si longtemps permis de tenir à distance et qui maintenant, dans cette maison, m'entourait de toutes parts. J'étudiai les cartes du Grand Reich allemand et de ses protectorats, qui jusqu'alors n'avaient jamais été, dans ma conscience topographique par ailleurs si développée, que des tâches blanches ; je suivis le tracé des lignes de chemin de fer qui le sillonnaient, fus comme aveuglé par les documents sur la politique démographique des nationaux-socialistes, par les témoignages de leur manie obsessionnelle de l'ordre et de la propreté, s'exprimant dans une profusion de mesures pratiques monstrueuses, pour part improvisées, pour part élaborées avec le souci maladif de ne rien omettre ; j'appris l'instauration d'une économie esclavagiste dans toute l'Europe centrale, leur volonté délibérée d'exploiter la main-d'œuvre jusqu'à l'épuisement, l'origine et les lieux de disparition des victimes, les trajets qu'elles avaient empruntés, les noms qu'elles portaient de leur vivant, à quoi elles ressemblaient et à quoi ressemblaient leurs gardiens. Tout cela, à présent, je le comprenais et je ne le comprenais pas non plus, car à mesure que je parcourais le musée, passant d'une salle à l'autre pour ensuite revenir sur mes pas, chaque détail qui se révélait à moi, à moi qui, je le redoutais, m'étais rendu coupable d'ignorance, dépassait de loin ce que j'étais en mesure d'appréhender. Je vis des bagages, avec lesquels les internés étaient arrivés à Terezin, en provenance de Prague et de Pilsen, de Wurzbourg et de Vienne, de Kufstein, de Karlsbad et de bien d'autres lieux encore, des objets tels que des sacs à main, boucles de ceintures, brosses à vêtements et peignes, qu'ils avaient fabriqués dans diverses manufactures, des plans de production élaborés avec une méticulosité extrême, comme aussi les plans d'utilisation des surfaces agricoles pour les espaces cultivables dans les douves et sur le glacis, à l'extérieur, où sur des parcelles précisément délimitées devaient être plantés avoine et chanvre ou encore houblon, maïs, citrouilles et potirons. Je vis des feuilles de bilans, des registres des morts, des relevés pour toutes sortes de choses imaginables et inimaginables, et des colonnes infinies de chiffres et de nombres qui devaient servir aux administrateurs à se rassurer, à se dire que sous leur contrôle rien ne s'était perdu. Et chaque fois que je repense aujourd'hui au musée de Terezin, dit Austerlitz, je vois le plan encadré de la forteresse en étoile réalisé à l'aquarelle pour le compte de Son Altesse royale et impériale de Vienne en douces tonalités vertes et ocre, et, intégré dans le terrain déployé alentour, le modèle d'un monde institué par la raison et établi sur des règles auxquelles rien ne saurait échapper. Elle n'a jamais été assiégée, cette forteresse imprenable, pas même en 1866 par les Prussiens ; si l'on excepte que dans les casemates de l'un de ses ouvrages avancés ont croupi bon nombre de prisonniers politiques de l'empire des Habsbourg, elle a servi au contraire tout au long du XIXème siècle de garnison tranquille pour deux ou trois régiments et environ deux mille civils, une ville à l'écart des grands axes, aux murs peints en jaune, avec des cours intérieures, des tonnelles, des arbres élagués, des boulangeries, des brasseries, des arsenaux, des cercles pour les officiers, des quartiers pour les soldats, des kiosques à musique pour les concerts, occasionnellement des départs pour les grandes manœuvres, des femmes d'officier pour se languir d'ennui, et un règlement que l'on croyait valable pour l'éternité. Au bout du compte, dit Austerlitz, quand la brodeuse s'est approchée de moi et m'a signifié qu'elle n'allait pas tarder à devoir fermer, j'étais en train de lire pour la énième fois sur un tableau synoptique qu'à la mi-décembre 1942, à l'époque donc où Agata est arrivée à Terezin, sur une surface construite de tout au plus un kilomètre carré, étaient enfermées dans le ghetto près de soixante mille personnes, et quelques instants plus tard, dehors, sur la place déserte, j'eus la très nette impression qu'elles n'avaient pas été évacuées mais continuaient de vivre là, entassées dans les maisons, les souterrains et les greniers, qu'elles montaient et descendaient sans relâche les escaliers, [...]"
W.G. Sebald, Austerlitz, Actes Sud, 2002
• Bénédicte Savoy, leçon inaugurale au Collège de France, 2017
• " [...] Bon, mon chéri ; j'arrête là aujourd'hui. Je file voir la cathédrale - je commence à me lasser des vieilles pierres - et après déjeuner je voudrais donner mon après-midi au musée. [...] "
Lettre de Maria Casarès à Albert Camus, 2 novembre 1953 (elle est alors à Anvers)
Correspondance 1944-1959, Gallimard, 2017
• " [...] - T'as pas le choix, remarque.
Le Palais de Tokyo est plein. Un immense espace bétonné, avec des petits gâteaux à l'entrée, une librairie au milieu et ensuite des familles partout, avec des enfants qui courent. Céleste n'a plus mis les pieds dans un musée depuis qu'elle a arrêté les Beaux-Arts. Elle s'y est toujours fait royalement chier. Elle ignorait qu'entretemps c'était devenu ambiance Aquaboulevard, moins les toboggans. [...] "
V. Despentes, Subutex 2, Le Livre de poche, 2015
• " [...] Certains criaient, d'autres chantaient. Londres ressemblait à un atelier. Londres ressemblait à une machine. Nous étions projetés en arrière et en avant sur ses fondations nues pour y redessiner quelques motifs. Le British Museum était une section de cette usine. Les portes allaient et venaient et je me tins sous ce vaste dôme comme si j'avais été une pensée de cet immense front chauve si magnifiquement ceint d'un bandeau de noms célèbres. Je me rendis au guichet, pris une fiche, ouvris un volume du catalogue, et... [...] "
V. Woolf, Une chambre à soi, Denoël, 1992
• " [...] Au musée Rafaël Larco Herrera, Mme Arzola et son petit-neveu virent des guerriers, des dignitaires, des guérisseurs, des joueurs de flûte et de tambour, des vases-portraits d'hommes pas commodes, dont aucun ne souriait. Les terres cuites, qui semblaient dater de la veille, témoignaient de la pérennité des visages. Ils virent des couronnes, des coiffes, des ornements de nez et d'oreilles, des pectoraux d'or, des tuniques d'argent, des colliers d'or, pierres et nacre, un pendentif dont les turquoises laissaient loin derrière trois petites améthystes. Ils virent le manioc et le maïs divinisés, des haricots grands et petits, des patates douces. Ils virent des cordelettes à nœuds servant à la comptabilité, des couvertures, des manteaux de laine, des bandeaux de tête, des tissus ornés de plumes de quetzal, l'oiseau divin, des sacs servant à transporter la coca, aussi bien à tout, pareils à ceux qu'on vend entre la gare et les autobus qui montent au Machu Picchu.
Le gringo qui leur faisait visiter le musée était un géant blond-roux, parsemé de taches de rousseur, timide et délicat. [...] "
F. Delay, Trois désobéissances, Gallimard, 2004
• " [...] Ce qui jette une bien inquiétante lumière sur la façon dont, peu avant les années 2000, le Musée national des arts et traditions populaires, qui pouvait tenir lieu de citadelle séculaire pour garantir de la laideur justement engendrée par l'idée de décoration, est tombé en désuétude et, comment, sans susciter aucune opposition véritable, il a été décidé en 2005 que son contenu soit mis en caisse. Alors que la spéculation prenait des proportions gigantesque's concernant les arts premiers, le peu d'enjeu financier autour de ces objets populaires proprement dits favorisa leur oubli. D'autant que l'esthétisation du monde achevait de rendre obsolète cet héritage, jusqu'à l'annonce officielle - le 8 mars 2017 - de la transformation par Bernard Arnault de l'ancien Musée des arts et traditions populaires, l'ATP, en Maison LVMH-Arts-Talents-Patrimoine.
Que la nouvelle appellation démarque le sigle d'origine n'est bien sûr pas un hasard mais une manière de tromper sur le sens de l'opération qui, en substituant à la notion de traditions populaires celles de talents et de patrimoine revues et corrigées en fonction des critères du consortium des industries du luxe LVMH, équivaut à l'anéantissement symbolique des collections du premier musée ethnographique créé en 1937 sous le Front populaire à l'initiative de Georges Henri Rivière. [...] "
A. Le Brun, Ce qui n'a pas de prix, Stock, 2018
• 30 minutes de Pierre Bourdieu
• " [...] Il se trouve que les hétérotopies sont liées le plus souvent à des découpages singuliers du temps. Elles sont parentes, si vous voulez, des hétérochronies. Bien sûr, le cimetière est le lieu d'un temps qui ne s'écoule plus. D'une façon générale, dans une société comme la nôtre, on peut dire qu'il y a des hétérotopies qui sont les hétérotopies du temps quand il s'accumule à l'infini : les musées et les bibliothèques, par exemple. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les musées et les bibliothèques étaient des institutions singulières ; ils étaient l'expression du goût de chacun. En revanche, l'idée de tout accumuler, l'idée, en quelque sorte, d'arrêter le temps, ou plutôt de le laisser se déposer à l'infini dans un certain espace privilégié, l'idée de constituer l'archive générale d'une culture, la volonté d'enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes et tous les goûts, l'idée de constituer un espace de tous les temps, comme si cet espace pouvait être lui-même définitivement hors du temps, c'est là une idée tout à fait moderne : le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies propres à notre culture.
Il y a en revanche des hétérotopies qui sont liées au temps, non pas sur le mode de l'éternité, mais sur le mode de la fête : des hétérotopies non pas éternitaires mais chroniques. Le théâtre, bien sûr, mais aussi les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord des villes, quelquefois même aux centres des villes, et qui se peuplent une ou deux fois par an de baraques, d'étalages, d'objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpents et de diseuses de bonne aventure. Il y a, plus récemment dans l'histoire de notre civilisation, les villages de vacances ; je pense surtout à ces merveilleux villages polynésiens qui, sur les bords de la Méditerranée, offrent trois petites semaines de nudité primitive et éternelle aux habitants de nos villes. Les paillotes de Djerba, par exemple, sont parentes, en un sens, des bibliothèques et des musées puisque ce sont des hétérotopies d'éternité - on invite les hommes à renouer avec la plus ancienne tradition de l'humanité - et, en même temps, elles sont la négation de toute bibliothèque et de tout musée, puisqu'il ne s'agit pas, à travers elles, d'accumuler le temps mais, au contraire, de l'effacer et de revenir à la nudité, à l'innocence du premier péché. [...]"
M. Foucault, Les hétérotopies, France Culture, décembre 1966
(ce texte m'a été transmis par Lydia Elhadad)
• " [...] D'autres fois, nous visitions des musées. Nous avions tout juste assez d'argent pour un seul ticket, donc l'un d'entre nous entrait, regardait l'exposition et la racontait à l'autre.
Lors d'une de ces sorties, nous sommes allés au Whitney Museum, qui avait ouvert assez récemment dans l'Upper East Side. C'était mon tour d'entrer, et à contrecœur j'ai pénétré sans lui dans l'enceinte de l'établissement. Je ne me rappelle pas l'exposition, mais je me souviens très bien d'avoir jeté un coup d'œil par une des seules fenêtres trapézoïdales du musée, et d'avoir vu Robert qui fumait une cigarette, adossé à un parcmètre. [...] "
P. Smith, Just Kids, Gallimard 2013
• L'adresse qui suit permet, via un podcast, d'écouter un autoportrait radiophonique de Georges-Henri Rivière - par, et pour, France Culture en 1976.
https://podcasts.apple.com/fr/podcast/les-nuits-de-france-culture/id971325128?i=1000446752202
• "[...] On évoque l'art du Dahomey, on s'interroge sur les coutumes, on s'intéresse au climat, on s'essaye à délimiter grande saison sèche, grande saison des pluies, petite saison sèche et petite saison pluvieuse.
A l'Exposition universelle de 1900, on montre une " cabane de pêcheur dahoméen ", elle est sur pilotis, le toit a l'air en paille, un filet sèche. En 1893, on avait fait venir des caravanes du Dahomey. L'une d'elles s'était établie au Champ-de-Mars. On y voyait des musiciens. Des femmes aussi. Des hommes. Des " féticheurs " en grande tenue. On vous les exposait, comme des curiosités, en accentuant un peu le folklore. Faites ci et faites ça, on leur disait, vous aurez l'air plus dahoméens. Les Parisiens défilaient devant, commentaient. [...] "
C. Montalbetti, Mon ancêtre Poisson, P.O.L., 2019
• "[...] Ancien Empire. salle 22. Le scribe était là. Sur la vitrine une icône montrait un casque encadrant un audiophone. Quelques centimètres plus loin, deux mains représentées en silhouette étaient placées l'une au-dessus de l'autre. un gardien, voyant Chandra perplexe,lui expliqua obligeamment que ce logo signifiait la possibilité offerte aux aveugles et aux mal voyants de suivre des visites descriptives, pour lesquelles était mise à disposition une série de modules en relief. Chandra s'approcha du scribe. [...] "
C. Houdart, Le Scribe, P.O.L., 2020
• "[...] Que mon poêle se soit remis à fumer et m'ait obligé à quitter ma chambre n'est assurément pas un malheur. Que je me sois senti las et vaguement enrhumé, ne veut pas dire grand'chose. Si j'ai traîné toute la journée de par les rues, c'est que je l'ai bien voulu. J'aurais pu tout aussi bien rester au Louvre. Ou plutôt non : je n'aurais pas pu. Il y a là de certaines gens qui viennent pour s'y chauffer. Ils sont assis sur des banquettes de velours et posent les pieds, comme de grandes bottes vides, sur les bouches de chaleur. Ce sont des hommes des plus modestes, qui sont déjà contents que les gardiens les tolèrent. Mais, dès que j'arrive, ils font un rictus. Un rictus et un petit hochement de tête. Et ensuite, quand je passe et repasse devant les tableaux, ils ne me quittent pas des yeux, ils me tiennent à l'œil, de leur œil inquiet et chassieux. J'ai donc bien fait de ne pas aller au Louvre. Je n'ai pas arrêté de marcher. [...] "
R. M. Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, Gallimard, 1991
• "[...] Comme elle, toutes les figures alentour naissent de formes vagues, peu articulées. Elles sont en déséquilibre sur le sol, leur appui est dans le dos. Polychrome, au milieu des bustes et des statues décolorées et fendillées, se trouve un homme qu'aucun vent n'a pu ternir, son manteau jaune est doublé de vert, son vêtement rouge est bordé de bleu, son épée est verte et grise, son cor jaune, il porte un bonnet phrygien et il guette, la main au-dessus des yeux - c'est Heimdal. Et encore une autre figure féminine, plus grande dame encore que la première. Une perruque géante laisse tomber ses boucles sur un corsage bleu. A la place des bras, des volutes, - Imaginer l'homme qui les aurait toutes rassemblées, autour de lui , qui les aurait cherchées dans tous les pays et sur toutes les mers en sachant qu'elles ne trouveraient le repos que chez lui, et qu'il ne trouverait le repos que chez elles. Pas un amateur d'art plastique, non, un voyageur qui cherchait le bonheur au loin, alors qu'on pouvait encore le trouver au pays natal et qui, plus tard, établit sa demeure chez les premières victimes du voyage au loin. Toutes, le visage ravagé par les larmes salées, les regards tournés vers le ciel, les orbites en bois martelées, les bras, quand ils sont encore là, croisés sur la poitrine en un geste implorant - qui sont-elles - désespérées au-delà de toute expression et révoltées - ces Niobides de la mer ? Ou ses ménades ? Car elles ont bravé des crêtes plus blanches que celles de Thrace et elles furent battues par des griffes plus sauvages que les fauves de la suite d'Artémis - elles, les figures de proue. Ce sont des figures de proue en effet. Elles se trouvent dans la salle des figures de proue au musée de la Marine à Oslo. Mais exactement au centre de la salle se dresse sur une estrade une barre. Ces voyageuses ne trouveront-elles pas, ici non plus, le repos et faut-il qu'elles repartent au large dans le ressac des vagues, qui est éternel comme le feu de l'enfer ? [...] "
W. Benjamin, Images de pensée, Christian Bourgois, 1998
• "[...] Cédant aux instances de N... je l'ai accompagné hier au Museo Nacional de Bellas Artes. La profusion de tableaux me lassa avant m^me que j'en entreprenne la revue ; on passait d'une salle à l'autre, on s'arrêtait devant un tableau, puis on s'approchait d'un autre. Mon compagnon respirait assurément la " simplicité " et le " naturel " (ce naturel au second degré qui est de l'artificiel maîtrisé) et, conformément au savoir-vivre en vigueur, il évitait tout ce qu'on peut taxer d'exagération... Quant à moi, je suais une apathie qui se nuançait de dégoût, d'aversion, de révolte, de colère, et du sentiment de l'absurde.
En plus de nous, une dizaine de personnes s'approchaient, contemplaient, s'éloignaient... L'apprence mécanique de leurs gestes, leurs voix étouffées leur donnaient l'aspect de marionnettes, et leurs visages étaient nuls, comparés aux visages qui nous contemplaient du hut de leurs toiles. Ce n'est pas la première fois que vient ainsi m'importuner le grand visage de l'art qui éteint le visage des vivants. Mais qui fréquente les musées ? Quelque peintre, mais plus souvent un étudiant des beaux-arts, une femme qui ne sait comment tuer le temps, des amateurs, des touristes en train de visiter la ville... Qui donc encore ? presque personne, bien que tout le monde soit prêt à jurer ses grands dieux, et à genoux encore, que Titien et Rembrandt sont de vraies merveilles, capables de vous donner le frisson.
Cette abstention ne m'étonne pas. Ces grandes salles vides, bondées de toiles, voilà quelque chose d'affreux et de repoussant, susceptible de vous jeter dans des abîmes de désespoir. Les tableaux ? mais sont-ils faits pour être placés les uns à côté des autres sur une cimaise nue ? [...] "
W. Gombrowicz, Journal tome 1 (1953-1958), Christian Bourgois, 1981
• "[...] Comment les loups peuvent-ils vivre ici ? C'est là qu'enfant je venais en balade dominicale. C'est une montagne pour touristes, un musée changeant où des sentiers relient des tableaux de paysages grandioses, une ferme à ciel ouvert avec de grands animaux. Le loup n'était plus là depuis un demi-siècle, il était exclu de la nature-divertissement-périurbain aménagée pour et par les Trente Glorieuses. Mais suivant le mantra d'Aldo Leopold, " il ne faut jamais douter de l'invisible ". [...] "
B. Morizot, Sur la piste animale, Actes Sud, 2018
• " [...] Une exposition n’est pas un dispositif d’agencements de beaux objets dans un espace clos : elle a, au fond, un rapport accidentel avec les beaux-arts. Ce n’est pas non plus une pratique de l’esthétique, c’est un geste qui appartient au design de la connaissance. Car toute exposition est la forme aujourd’hui la plus sauvage et donc la plus efficace de production de savoir : elle exige la juxtaposition et la cohabitation de médiums de connaissances très hétéroclites (toiles, écrans, bois, paroles, corps humains, plantes, béton). Qui plus est, cette cohabitation éphémère et instable est exactement ce que les archives (et donc les universités), pour des raisons de pureté disciplinaire ou historiques, sont obligées d’interdire : impossible de mélanger, comme dans une exposition, et d’une manière si peu hiérarchique, les temps et les espaces, de marier sans consensus réciproque la parole et la matière, l’image et la performance. Cette liberté de méthode est le contraire de la superficialité : une exposition est une forme d’indiscipline cognitive qui permet comme aucune autre pratique de se concentrer sur une question plus que sur un objet ou sur le support de la connaissance. C’est pour cela que l’exposition peut accueillir en son sein des vérités à la fois plus universelles et plus sensibles que celle qui sont hébergées par un seul médium, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un tableau.
Une exposition est la combinaison parfaite de toutes les formes et de tous les médiums de connaissance. D’où le fait qu’elle ne puisse pas être élaborée exclusivement par des spécialistes de l’art. Il faut pouvoir permettre à des conservateur.trice.s et historien.ne.s de l’art, anthropologues, philosophes, botanistes et spécialistes de l’édition de s’asseoir à la même table. Il faut aussi les obliger à la fois à apporter tout leur savoir et leurs compétences, et à abandonner leur casquette, pour que, au final, le discours ne puisse être rabattu sur aucune discipline en particulier. Ce sont les arbres qui parlent et doivent parler : l’art et la botanique, la muséologie et l’anthropologie, la philosophie et le design devront se considérer comme des traducteurs, de véritables chamanes qui permettront aux autres d’entendre leur voix.
Ensuite, une exposition est la forme par excellence du savoir situé : elle véhicule une connaissance qui peut être atteinte seulement à un endroit et à un moment spécifique – raison pour laquelle elle réintroduit l’équivalence entre apprentissage et initiation. On ne peut connaître la vérité véhiculée par une exposition que si l’on se rend à l’heure et à l’endroit convenus pour apprendre quelque chose qui ne pourrait être appris ni ailleurs ni plus tard. [...] "
E. Coccia, AOC, octobre 2019
• " [...] Sur le fil, peut-être est-il temps de trancher. Dans nombre de pays, les musées sont aujourd’hui fermés, parfois rouverts, cruellement fragilisés. Non essentiels ici, aliénables là. Ne les rouvrons pas tels qu’ils ont trop été : intégrés dans les logiques du troc (un prêt contre un prêt), du marché (expositions blockbuster pour caisses renflouées), du nombre (toujours plus grand : des visiteurs, des mètres carrés, du prix du billet…), du spectaculaire et du jetable (scénographies d’expositions, trajets d’avion, caisses de transport consommés, détruits, oubliés) et de l’efficacité (au nom de laquelle la science, âprement défendue par des équipes mobilisées, savantes et passionnées, est trop souvent malmenée, car il faut simplifier, faire vite, attirer).
Rouvrons-les réinventés. Cela passera par une apparente immobilité : des collections, à regarder là où elles sont ; des publics, à retrouver près des musées ; des évènements, à extraire du déferlement pour en augmenter la portée.
Cette stase vaut mieux que le vide abyssal que laissent les lieux de culture quand ils sont fermés, et mieux aussi que la surenchère qui, il y a peu, les agitait encore. Elle ne sera pas sans soubresauts, sans désir de tout multiplier, pour que le savoir et la beauté vivent dans le mouvement, les échanges et les circulations – on saura les convier. Mais elle peut – elle devrait – se penser dans le temps long, et s’y redéployer. C’est là un rendez-vous à ne pas manquer.
Les musées sont des lieux d’approfondissement de soi et du monde. Des microcosmes fragiles, récents en réalité, où le sensible et le savoir se côtoient, où la rencontre avec l’oeuvre, avec l’objet, avec l’autre et l’ailleurs ne peuvent être ni simplifiés, ni précipités. La crise actuelle enjoint à les repenser, avec imagination et quelque indiscipline, en-dehors des frénésies aliénantes où leur sens se dissout dans de chimériques exigences de performance, d’attractivité et de rentabilité. Elle invite à commencer par y faire renaître le primat de la sensation, de l’étonnement et du désir – de voir, de connaître et d’éprouver, de s’agrandir et de faire communauté.
Au musée, chacun est une île, et chaque visite un ressac : l’expérience d’un éloignement, pour mieux se retrouver. Ne rouvrons pas les mêmes musées. »
Marine Kiesel, AOC, 14 mai 2021
• " [...] Ainsi n'y aurait-il plus d'image qui ne cherche à vivre en dehors de l'espace d'une technologie lui garantissant la promesse de sa visibilité maximale. Et l'ultime question est aujourd'hui de savoir quelle image a encore la possibilité de s'y soustraire. Qu'en est-il en effet de celles-là si lointaines, si précieuses, si bouleversantes, qui, il y a peu de temps, semblaient encore à l'abri derrière les murs des musées ?
À considérer les politiques culturelles du monde entier, tous les doutes sont permis. Il n'est que de constater les hordes de visiteurs qui, smartphone à la main, se bousculent de plus en plus devant les œuvres les plus célèbres, à la seule fin de les photographier, avant d'avoir commencé à les regarder. Pour en arriver à ce beau résultat, auquel visent presque tous les musées, il est évident que ce sont désormais des DJ culturels qui programment expositions et événements, tels de gigantesques travaux pratiques se déployant à l'échelle mondiale pour convaincre chacun que le contenu de l'image, quel qu'il soit, doit être rejeté dans l'ombre de sa visibilité. C'est dans ce cadre que s'inscrit l'actuelle folie du "dialogue" qui sévit dans les grands musées du monde et qui a pour principe de jouer sur tous les rapprochements formels possibles entre des œuvres venant d'artistes, d'époques ou de civilisations dont la mise en rapport ne fait nullement sens mais aboutit à leur neutralisation réciproque.
Il est intéressant de constater comment, alors même qu'ils devraient s'y opposer, les professionnels de la culture prennent le relais du décollement de l'image, en ne laissant passer aucune occasion d'en réitérer la mise en spectacle esthétique et d'ainsi légitimer la nouvelle valeur distributive de l'image. Et il est pour le moins inquiétant que les dernières instances susceptibles de s'y opposer - musées, institutions et fondations - en sont pour la plupart devenues les propagatrices zélées. [...] "
Annie Lebrun, Juri Armanda, Ceci tuera cela, Stock 2021
• Une archive de France Culture sur la phonothèque et le Musée de la Parole !
• Une rediffusion d'un Les Pieds sur Terre de 2016... La visite au musée.
https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/drole-de-visite-au-musee-r
• " [...] Ainsi, hier, traversant la France en voiture, ai-je été presque ému aux larmes par une porte de jardin en fer forgé peinte en jaune. Elle donnait sur trois marches de briques et conduisait à un semi-lopin de terre, précédant une villa en meulière. Le tout dans les environs de Lyon.
Si j'avais un jour posé sur une ruine antique (ou tout autre objet de consommation touristique et culturelle) le même regard attendri, compréhensif et totalisant (car c'était aussi pour moi un " pan de mur jaune " au travers duquel la vie entière de la famille ici lotie m'apparaissait) que celui que j'ai donné à cette grille, je serais peut-être devenu grand voyageur.
Mais ce que j'ai aimé à Annecy, c'est le carrelage des chiottes, à Belgrade c'était le coiffeur au rez-de-chaussée et le hall de l'immeuble, à Londres un sandwich aux concombres, à New York ?
L'inventaire est difficile à dresser : objets, décors ou visages qui m'ont ému : ce que les voyages m'ont vraiment apporté.
Il y a quelques contre-exemples : dans l'avion Boston-Detroit (1967) : au-dessus des Grands Lacs, la minuscule tâche des grands pétroliers rouges.
Les musées, ça va encore. Mais les Parthénon, le folklore et la spiritualité, Merde ! [...] "
Georges Perec, Lieux, Seuil 2022
• " [...] tomba au fond avec un bruit mat je voudrais...
os brindilles symétriques et parallèles enchâssées dans la terre on retrouverait le crâne rempli de terre regardant avec ses orbites remplies de terre et fêlé comme ces fragments de poteries de bols funéraires ébréchés étiquetés et rangés sur les étagères des musées pêle-mêle avec les peignes les bijoux de bronze grumeleux et verts les agrafes les boucles heureux celui qui dénouera ta COIFFURE écrit en oblique sur les volets fermant [...] "
Claude Simon, Histoire, Les Éditions de Minuit, 1967/2013
• " [...] Il existait un autre monde encore, où nous flânions en sifflant dans les rues bondées, rassis comme des sandwiches de buffet de gare au voisinage de l'usine à gaz et des abattoirs, où nous longions les monuments noircis et le musée digne lui-même de figurer dans un musée. [...] "
Dylan Thomas, Œuvres, " Voyage de retour ", Le Seuil, 1970
• " [...] Son architecture évoque un tas de jouets d'enfant. Il est tellement cauchemardesque qu'il en devient harmonieux.
Son esthétique fait penser à une catastrophe ferroviaire. Il enfreint les lois de la géométrie scolaire. Il se moque de la gravitation. Il rappelle les toiles des cubistes de troisième ordre.
New York est réel. On n'a jamais le sentiment d'être dans un musée. Il est fait pour y vivre, pour y travailler, pour s'y distraire et pour mourir de mort violente.
Il est privé de monuments historiques. Le passé, le présente et l'avenir se côtoient dans le même attelage. [...] "
Sergueï Dovlatov, Le journal invisible Éditions La Baconnière, 2023
• " [...] Je suis allé au British Museum - et j'ai trouvé dans les sculptures égyptiennes et assyriennes ce que nous cherchons. Nous voulons saisir la dimension prodigieusement non humaine de la vie - c'est quelque chose de merveilleux. Ce qui compte, ce ne sont pas les émotions, ni les sentiments et attachements personnels. Ils se contentent d'exprimer, et leur expression est devenue mécanique. Derrière nous il y a les prodigieuses forces de la vie. Elles surgissent, invisibles et imperceptibles, comme lorsqu'elles ont surgi du désert pour les Égyptiens, et nous poussent, nous pressent, nous détruisent si nous n'acceptons pas d'être emportés. [...] "
D. H. Lawrence, Lettres choisies (lettre à Gordon Campbell, 21 septembre 1914), Gallimard, 2001
• " [...] J'étais attirée par le côté statique de la collection, tous ces objets qui n'étaient pas constamment en train de déménager, de bouger, en partance. Un musée est comme une éponge qui m'absorbe, un bouillon intellectuel qui me cuit et me donne sa saveur, à moi, un légume qui ne vaut pas grand-chose... C'était un mélange de mets savoureux, qu'on avait déjà goûtés, et il n'y avait pas cette peau de pomme de terre que l'homme mange quand il n'a rien d'autre à se mettre sous la dent. S'intégrer par le seul regard. Les bibliothèques m'offraient à peu près le même accueil, mais elles ne contiennent que des promesses (parce qu'on ne peut pas lire les livres tout de suite), alors que les musées tiennent tout de suite leurs promesses, ils nous servent immédiatement un dinosaure ou un Matisse. [...] "
Ruth Klüger, Refus de témoigner, Viviane Hamy, 1997
• " [...] L'archéologie telle qu'elle apparaît dans les expositions parisiennes est tout à fait mythique et inaccessible comparée au petit caillou taillé que vous et moi pouvons ramasser dans un champ de choux-fleurs. [...] "
Pierre Gouletquer, Préhistoire du futur, Anarchasis, 1979
• " [...]
1994
Après avoir remporté la première place de la compétition de judo, je décide de mettre fin à ma carrière.
Désœuvrement au collège. Avec des camarades nous créons le musée du collège. Il se compose d'éléments prélevés sur l'établissement : morceaux de murs en tous genres (croûtes de peintures arrachées, poussière de plâtre gratté, fragments de maçonnerie arrachés dans l'espoir de fragiliser une structure porteuse), un extincteur (qui s'avéra être défectueux), des bouchons en plastique terminant les pieds des tables et de chaises, un stylo volé à un professeur...
Mon prof de flûte nous a emmenés à un concert de musique classique. La musique m'a emporté, c'était l'une des plus belles choses que jamais jamais vues, jamais vécues. Et là, mon voisin m'a dit : Ta mère me dit de te dire, que même si tu es en rythme, on ne peut pas taper des mains ici. [...] "
Sarah Deslandes et Jonas Fadrique, Deux mille vingt-trois, 2024